1-1 TESTAMENT


Mes chers amis.





Mes fils bien aimés
Voici mes mémoires.
Certains se reconnaîtront.
Merci d'avoir participé à cette tranche de vie entre Histoire et histoires.
La mienne est intimement liée à celle de l’École Publique, Laïque, Gratuite, qui m'a vu grandir, rejoindre ses rangs et attendre que sonne enfin l'heure de la retraite à moins qu'avant je ne trépasse...


"Mais où-est-ce qu'on les enterre ?"


J'ai changé les prénoms de ces femmes qui m'ont élevée.
Elles ne m'en voudront pas.
C'est féministe, féminin et joyeux : vieillir n'est pas un naufrage, ne croyez pas les vendeurs de crèmes et d’extrêmes.



"Supplique pour être enterré..."


Voici ce l'ivre, que je vous livre avec ses imperfections, ses corrections à apporter, ses illustrations à inventer et qui sait, un film, une pièce de théâtre, une série de BD, une école à inventer…





"Le bulletin de santé"






Pas de glossaire même si certains mots comme « tacon », « sanquette », « campenotte », « cramaillots » ne sont pas dans le dictionnaire : allez faire un tour sur les expressions de Franche Comté ou de la Barousse.


"Les funérailles"







 

LIVRE I







En fait, je vais vous raconter MA Vie. Enfin, mes vies.
Je sais, c'est nul de commencer un livre comme ça.
Mais c'est MON livre et j'écris comme je veux.
D'ailleurs, y'en a plein qui ont écrit des livres qui commencent par des phrases à la con du genre « Ma mère est morte ce matin » qui deviennent des citations pour faire croire qu'on a lu Camus alors qu'on s'est contenté de pomper un résumé sur Internet.
Moi, Camus, je ne l'ai jamais lu.
On a essayé de m'obliger quand j'étais au lycée. J'ai trouvé ça louche qu'on incitât à lire certains livres et pas d'autres que je trouvais beaucoup plus captivants. Du coup, j'ai arrêté de lire des livres et j'ai commencé à boire avec les cancres du fond de la classe qui jouaient aussi de la guitare.
J'ai aussi arrêté d'aller en cours de maths et de physique parce que mon père voulait que je fasse Math Sup ou un truc dans le genre. Et puis aussi parce que je détestais la prof, une allumeuse en minijupe qui n'en avait que pour les boutonneux binoclards des premiers rangs. Et puis surtout parce que je ne comprenais rien à la physique qui commençait toujours par « Dans les conditions normales de température et de pression » ou «Dans le vide ». Très déstabilisant.



"La maîtresse d'école"




Je n'ai pas lu Camus mais j'aurais dû. J'aime ses citations. Ça circule pas mal sur FB en ce moment. Dommage qu'il soit mort. Il relèverait le niveau. Un type qui sait écrire ET qui joue au foot, cela ne court pas les stades. Il était gardien de but. Et il écrivait des citations mémorables qu'il planquait dans ses bouquins. Un peu l'inventeur du TAG. J'aurais dû : j'avais envie de me la péter un peu et de sortir de mémoire sa phrase sur le foot et les hommes mais à quoi bon ? CAMUS FOOT CITATIONS dans ton moteur de recherche préféré et tu la trouves, sans fautes d'orthographe avec un peu de chance.




 
"Je ne sais rien faire"





Je monterais bien chercher sa biographie par Onfray en haut mais je me connais : si je bouge de cette p... de table avant d'avoir raconté ma vie, je n'écrirai jamais pourquoi tout à coup j'ai envie de raconter ma vie et que finalement, je m'en tamponne de savoir si je serai publiée, invitée à la TV, vendue, achetée, critiquée. Si mon manuscrit, commencé il y a 7 ans, sera renvoyé à mes frais, si j'ai pris assez de distance avec le drame auquel j'ai survécu, si la politique éditoriale de la maison ne correspond pas à mon récit, si on s'en fout des ménagères de plus de 50 ans. Sauf quand elles ont envie de maigrir, de se dérider, de trouver le grand amour, de transformer un clapier en table d'hôtes de charme, de se teindre les cheveux avec des produits BIO... On se fout des ménagères tout court. Sauf quand elles sont en argent et qu'il ne manque aucun couvert pour le concours de la plus belle table sponsorisé par une marque des arts de la table.



"Les grands magasins"



On se fout des femmes en général. Sauf pour s'enorgueillir que la Française, en dépit des conditions de précarité où elle survit trop souvent, continue de pondre en moyenne deux virgule quelque chose enfants. La Française en âge de procréer je suppose. Je ne sais pas comment on arrive à des pourcentages sur un nombre d'enfants par femme. C'est à peu près aussi louche que les expériences de physique qui rataient toujours parce que ce n'est pas facile de créer le vide ni de réunir les conditions normales de température et de pression quand la moitié de la classe tente de remplir des bombes à eau en papier ligné avec un truc qui sent l’œuf pourri.



"Les jeux olympiques"



Ça doit être dur d'être prof. Heureusement qu'il y a les vacances pour les requinquer entre deux cohortes parce qu'avec Internet, les mômes n'attendent plus le collège pour fabriquer des bombes à eau. Ce n'est pas si facile, surtout au moment du remplissage : pour peu que le papier soit trop fin, on se retrouve avec les pompes ruinées et une tenace odeur d’œuf pourri.




"Si ça se trouve"


Ça doit être vraiment dur. Surtout quand on est prof ET femme. C'est à dire très souvent. Le plus souvent dans le primaire, presque toujours en maternelle. Je n'ose même pas imaginer comment ça doit être dur d'être prof, femme et d'élever ses deux enfants virgule quelque chose. J'ai eu du bol, je suis institutrice, j'ai laissé la virgule dans le formol d'un avorteur peu amène et j'ai attendu que le père de la paire de garçons comptabilisés tente de m'étrangler sur un rebord de baignoire pour comprendre qu'il était temps de changer d'air.
C'est un bon début pour un livre une nana renversée sur le rebord d'une baignoire à bulles qui ne capte pas que son Prince charmant est en train de l'étrangler et qui réussit juste à lui dire, avant de tomber dans les pommes, « Machin j'ai plus d'air ».





 
"Le grand méchant loup"






En fait il ne s'appelle pas Machin mais si je dis son nom ça va faire vengeance à retardement et je n'ai aucun désir de vengeance. Je dirais bien que je suis même reconnaissante à Machin d'avoir pété une durite avant que je me ratatine dans la vie sans surprise qui filait entre le travail, les amis et les lendemains remis aux Calendes mais ça sonne « Je suis revenue de la haine, j'ai vaincu la peur, j'ai pardonné, j'ai trouvé la paix dans la méditation et le sport, j'ai lâché prise et autres sornettes. »




"Je suis liquide"




C'est faux : je ne suis revenue de rien.
Je ne me rappelle pas avoir haï.
La peur m'a donné des ailes.
Je ne sais pas ce que signifie pardonner.
J'espère trouver la paix dans les mots couchés sur le papier.
Le sport fait toujours du mal à mon corps. Je n'ai prise sur rien et c'est encore plus déstabilisant que les cours de physique.
J'aimerais trouver un truc pour me lever chaque matin avec le sourire, profiter de l'instant présent, faire toute chose en conscience, pratiquer l'altruisme au quotidien, aimer mon prochain, trier mes déchets, isoler ma maison, prendre une assurance vie, laisser un bon souvenir à ma descendance, vivre chaque instant comme si c'était le dernier, comme si j'étais là, sur ce rebord de baignoire en train d'accueillir la mort emplie des images de toute une vie qui se faufile pour trouver l'issue de secours.
En fait, non.



"The Partisan"





Je n'aimerais pas trouver un truc pour vivre avec mes blessures comme si ce n'était rien en me gavant de bonbons pour oublier et me lever chaque matin avec le sourire entendu de celui qui paie les vacances de son pharmacien.
Je veux guérir. Je veux aimer. Je veux transmettre toute la joie accumulée depuis tant de temps, je ne veux pas casser les bonbons avec la souffrance d'être trahie, faire rire avec des citations piquées sur Internet, baratiner avec ma vision du monde.


"Poupée de cire"




D'abord, je suis qui pour vous dire comment je vois le monde, Einstein ? Ah, si j'avais eu Internet à l'époque : la face de carême de ma prof de physique se serait illuminée. Je serais allée sur un des nombreux sites rassemblant les citations d'Einstein et j'aurais compris l'essentiel. Toute la physique dans les citations d'Einstein ! Un concentré de savoir dans quelques mots plaisamment agencés qui tintent à l'oreille. Tout le sens dans le son !




"Ne vous mariez pas"


Je veux écrire un livre qui se lit, se lie et se délie, délasse, délie la langue. Un livre qui se dit, qui chante à l'oreille, un livre qui conte, un livre qui sème les citations, évoque, suggère, invoque, laisse sur sa fin comme un parfum d'aventures.







 
"L'agriculteur"






Je veux écrire un livre à lire dans tous les sens, à décortiquer, à respirer, à emporter, à déguster sur place, à laisser dans les chiottes, à oublier dans un train, à offrir, à voler, à empiler, à signer, à dédicacer, à dédier.
Je veux écrire un livre à aimer la lecture, à apprendre l'orthographe, à débusquer le subjonctif, à jouir de la syntaxe, à traduire en images, à convertir en sons. Je veux écrire ma légende comme si c'était celle d'un autre. Je veux franchir les montagnes portée par les aigles, plonger au fond des lacs et de leurs mystères, descendre les rivières en canoë, traverser la jungle, découvrir le remède, démasquer le traître, chanter comme Tina, rester sur la montagne. Je veux...




"Berceuse pour un petit loupiot"







« On ne dit pas " je veux ". On dit " je voudrais !" »
Ah bon ? Et pourquoi ne dirait-on pas « je veux » mais « je voudrais » ? Pourquoi ce conditionnel insidieux dès l'enfance ?
Comment savoir ce que l'on veut sans jamais l'expérimenter ? Sans jamais s'exposer à la frustration, à l'attente, à l'effort ? Sans jamais se sentir confiant quelle que soit l'issue ? Tu veux écrire ? ÉCRIS ! Cesse de t'inventer une lessive à pendre, les cartes de vœux manuscrites à distribuer, le repas à préparer, une formation à terminer, l'envie soudaine de coudre ou d'en découdre, la classe à préparer, la nuit blanche comme page vierge d'un grand cahier noir que tu termines ce soir pour retour à la case départ, un autre toi qui te surveille, qui te rappelle à l'ordre établi.





"Les petites filles modèles"





Lâche-toi ! Fais-toi plaisir. Laisse glisser la plume souple que pilote ta main droite libérée. Équilibre le corps bleu azur entre pouce et index. Pose ton poignet sur la douceur du papier. Oublie la leçon d'écriture, ses pleins et ses déliés, ses taches et ses pâtés, ses ratures et ses bavures. Biffe. Ose. Observe comment l'erreur pointe là où ça pique. Un « h » à la place d'un « l », un « s » qui s'oublie, un verbe déguisé en nom, un nom propre qui s'amourache d'un déterminant, une lignée qui s'invente en pompant aux racines grecques et latines des mots. Souple la plume. N'appuie pas, surveille l'ombre effilée voleter entre les blancs, se suspendre, hésiter, surprendre, s'accrocher aux virgules jusqu'à la chute.

Pointe à la ligne. Point à la ligne.
« Enter » pour les internautes ringards qui écrivent encore eux-mêmes leurs textes,
citations ou devoirs. Point magique qui stoppe l'élan. Profite de l'oxygène, reprends ta respiration. Vois cette majuscule. Non, non, ce n'est pas un nom propre, c'est le premier mot d'une phrase. Il commence toujours par une majuscule. Elle est plus grande que les autres lettres pour être bien vue, bien lue, bien roulée la majuscule. Capitale la majuscule. Sémaphore, phare, feu de signalisation. Parfois enluminée, superbe. Confiante. Fière initiale. Trois interlignes au dessus de la ligne, pas plus. Comme les boucles des « l », « k» « b », « h » et « f ». Deux interlignes en dessous de la ligne le « f », comme toutes celles qui passent sous la ligne, même les majuscules « G » et « J ».






 
"Les hormones Simone"






Combien sommes-nous encore à avoir appris l'écriture manuscrite au son de la craie qui crisse, grince, dérape sur le tableau noir en cassant sous la pression ? A frissonner quand l'ongle s'accroche au passage ? A trembler un peu lorsque nous reprenons la plume après une trop longue pause ? A envoyer des cartes de vœux manuscrites, à lécher des timbres, couvrir des pages de notes jamais relues, laisser des traces de notre passage sur un morceau de papier glissé sous la porte ?




"Je m'en vais"





Arriver à l'improviste, trouver porte close, déposer un message sur la table de la cuisine pour dire que l'on s'en va, que l'on ne reviendra pas, qu'il y a une lessive à pendre, que le chat n'est pas revenu, qu'il s'appelle Merlin et que nous sommes tristes de l'avoir perdu… C'est ainsi que je veux écrire mon livre.
Sur un grand cahier de croquis à couverture noire où il fait bon poser la main que guide l'âme. Par petits morceaux, comme un puzzle à reconstituer. Manuscrit atomisé aux quatre coins du temps en écoutant toute la musique que j'aime sur une vieille platine tandis que la chatte s'est roulée en boule sur le guide-âne fait main.





"Les garçons de mon quartier"






Guide-âne !
Toute mon enfance épistolaire dans ces blocs de papier blanc et du guide-âne glissé sous la feuille presque transparente, histoire de ne pas monter au grenier ni descendre à la cave.
On n'écrit pas comme on veut.
On écrit en construisant des belles phrases qui plaisent aux adultes et aux professeurs, en soignant son orthographe et son écriture. On n'écrit pas dans la marge. On laisse un ou deux doigts à la fin de la ligne, que l’œil s'en retourne. On remplit les interlignes avec des « o » bien tournés, des « a » dodus, des « e » élégants, des « i » droits, des « u » nets, des boucles élancées, la barre du t et deux interlignes et demi pour le « d », histoire de ne pas le confondre avec un « a » trop impétueux.




"Comme les blés"




Blancs.
Marges.
Lignes.
Majuscules.
Points.
Virgules.
Initiales.
Noms propres sortant du commun.
Plume.
Encre.
Gomme.
Crayon de papier.
On n'écrit pas comme on veut. On écrit en respectant des contraintes physiques qui obligeaient alors la plume biseautée à relâcher sa pression en montant, appuyer en descendant, s'arrêter avant la panne, doser la quantité d'encre, garder le dos droit, le poignet posé, les doigts calés, la ligne dégagée.
On n'écrit pas comme on veut.
On écrit avec son temps.
On écrit comme on a appris.
On écrit comme on aime.
Totalement. Intensément. Timidement. Maladroitement. Délicatement. Furieusement. Compulsivement. Littéralement. Machinalement.




"Oui, nous referons un monde"



Me revoilà à la case départ avec ce problème de livre.
Je n'écris pas un livre.
Je livre une histoire. Mon histoire en écritures.
Je l'écris parce que je n'ai personne à qui la raconter qui soit assez patient pour l’écouter jusqu'au bout, assez curieux pour glaner entre les lignes. En vrai, j'aimerais mieux la raconter. Cela serait plus facile. Vous pourriez vous assoupir de temps en temps, stopper la cassette, le CD, la vidéo...
Je n'écris pas un livre. Je rassemble mes souvenirs sur un support physique dont je peux mesurer la réalité par le toucher, la vue, l'odorat, l'ouïe et même le goût quand par mégarde je porte à la bouche l'autre côté du stylo.
Je brode. Je navigue d'une époque à l'autre, d'un monde à l'autre, d'une ligne à l'autre guidée par l'éclat bleu-mauve entre mes doigts. Je goûte. Je teste ce petit bijou que je me suis offert pour commencer l'année 2016 avec la ferme intention de terminer enfin ce que j'ai entrepris il y a 7 ans. Inventer l'histoire de ma vie qui commence dans une drôle de maison pleine de fenêtres, adossée à la colline couverte de vignes, baignée de sons et de soleil, au milieu d'un jardin de poche baptisé Garden Rock.
J'écris pour me relire, ne plus jamais perdre pied, restée penchée au dessus du vide, relier les morceaux du puzzle éparpillés dans la tempête, ne jamais oublier ce jour.
L'eau a coulé sous le pont que traverse la lumière aux couleurs du temps.



 

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