2015
enfin terminée. Reprendre les travaux et ouvrages inachevés.
Boucler la boucle. Trouver la case départ, la case arrivée et
broder. La vie n'est pas un jeu de l'oie. La vie est une aventure. La
vie est précieuse. La vie c'est le temps qui prend forme, se
transforme, nous transforme. La vie est une expérience unique à
tenter avec ce que l'on a sous la main.
L'inné, l'acquis, les gènes,
la gêne, la chance, le sourire, la foi, les foies. La vie est une
œuvre d'art. La vie c'est ce qu'on fait avec tous ces matériaux
posés sur la table, un pouce opposable, l'imaginaire, le rêve. La
vie n'est pas une succession de bonheurs simples grappillés,
attendus, ratés, quémandés, dus, volés, reçus. La vie est une
aptitude, une intention perceptible dans chacun de nos gestes. La vie
est une énergie dont nous sommes garants tout le temps que nous
saurons en prendre soin. Elle ne nous est pas donnée par des
géniteurs. Elle est partout, même dans les pierres que l'on voulait
sans vie parce que c'est plus facile pour trancher dans la Terre.
J'ai
vu ça sur Internet il y a peu. Un gros titre, une image, une
lettrine, un chapeau et très vite une phrase qui commence par « Les
scientifiques de l'Université Machin dans la ville de Bidule... »
Ah
! Si les scientifiques l'ont dit, c'est que ça doit être vrai. En
tout cas pour l'instant. Jusqu'à ce que d'autres scientifiques avec
des microscopes plus puissants démontrent que les plantes sont
sensibles, les champignons autre chose que des plantes.
Au passage,
toute la classification est bouleversée. Les Rosacées restent les
Rosacées mais les Crucifères deviennent les Brassicacées, des fois
qu'on se souviendrait dans les chaumières que le chou est excellent
pour la santé, tous ceux qui connaissent l'histoire du scorbut vous
le diront. CHOUCROUTE/SCORBUT/BATEAU. Je suis sûre que ça marche
pour trouver tout un tas de choses très intéressantes. Soyez un peu
curieux, allez-y, laissez vous emporter sur les traces de Colomb et
Jacques Cartier. A condition d'avoir Internet.
Tout
le monde n'a pas Internet. Pour l'instant, je n'ai plus Internet.
J'ai viré mon opérateur. Oui, je sais, ils sont tous aussi gredins
les uns que les autres. Mais ça fait du bien et j'aurai ce que je
veux : un abonnement sans télévision. Téléphonie fixe et
Internet. Bouygues a tout essayé pour me fourguer sa dope, malgré
des demandes précises et réitérées. J'expliquais patiemment à un
interlocuteur coincé derrière un téléphone que je ne voulais ni
portable, ni Wifi et surtout pas de TV parce que ça rend con et j'ai
reçu un décodeur deux jours plus tard. Si la télé rendait
intelligent, elle aurait disparu depuis longtemps.
Or
elle est partout : à l'hôpital où le voisin d'infortune ne peut
pas s'en passer, à l'hôtel, au restaurant et même parfois allumée
chez les potes. C'est le pire. La télé m'hypnotise. Je ne peux pas
détacher mes yeux de l'image, horrifiée par les sons, les lumières,
les voix, les maquillages grotesques mais je reste là comme une
grive prise au piège de la glu. C'est comme si je voyais les images
une par une et les trous entre les images. Et les applaudissements,
et les rires. Juste envie de tirer la chasse. Oui je sais. Il y a des
émissions sur Arte.
Et bien quand quelque chose de bien se passe à
la TV, je fais confiance à mes amis et relations pour me le
signaler. La télé m'empêche de faire de beaux rêves et agite mon
sommeil. L'ordinateur est pire parce que j'ai l'impression de
maîtriser, d'avoir le choix. L'ordinateur, connecté ou pas, c'est
comme une présence exigeante, dominatrice, séductrice, enjôleuse,
captivante. « Essaie, essaie encore, tu vas y arriver ! » C'est un
outil trop complexe, trop rapide pour nos cerveaux programmés pour
le pouce opposable. C'est un support qui n'a pas trouvé ses poètes.
Cela aussi viendra. Patience.
Tout
ce que nous ne savons plus être à l'ordinateur : patients. Nous
sautons du coq à l'âne, commençons une phrase, feignons ne pas
remarquer qu'un mail est arrivé, qu'un commentaire alimente le fil
de la discussion sur les Brassicacées, anciennes Crucifères. Nous
zappons, décrochons, oublions pourquoi nous l'avons allumé,
répondant aux mails en vitesse, imprimons à la hâte pour plus tard
une liasse qui échoue dans la poubelle faute d'avoir sélectionné
la zone à imprimer...
Je pourrais établir la liste de toutes les
erreurs imaginables car je n'en ai omis aucune. Pareil pour la
couture. Ça a l'air tellement facile ! Il suffit de suivre la
procédure. Oups ! Endroit contre endroit, te voilà avec deux côtés
droits. Ça n'arrive qu'une fois en couture. Surtout si on paye le
tissu. Je me rappelle d'une splendide cotonnade dans laquelle j'avais
imaginé une combinaison d'été... A l'ordinateur, c'est différent.
On se trompe, on incrimine la machine, on clique au hasard et tout à
coup ça fonctionne. Ou pas...
Mais on prend rarement le temps
d'analyser son erreur, de pointer quand l'attention s'est relâchée.
On corrige sans rature et ne retrouve jamais la trace du cheminement
qui a ciselé les vers inoubliables à l'oreille : "Graine
de pomme dans ma main/ Goutte brune, tendre pépin"
ou "Alors cerné
de près par les enterrements/ J'ai cru bon remettre à jour mon
testament/ De me payer un codicille".
J'ai vu le manuscrit de cette chanson au musée Georges Brassens de
Sète. Des heures de travail. "Tremper
sa plume dans l'encre bleue du Golfe du Lion. Une phrase à aimer
la mer et la géographie. Ou encore "C'est
un trou de verdure où chante une rivière/ Accrochant follement aux
herbes des haillons d'argent".
Je vous laisse découvrir la suite. Faites une pause. Cherchez-la,
imprimez-la, asseyez- vous, fermez les yeux.
Lisez…
Maintenant,
imaginez une gamine de 12 ans qui arrive en retard au cours de
français parce qu'elle s'est encore paumée dans les couloirs. Tous
ses camarades sont assis, concentrés, recueillis. Silence. Elle
commence sa lecture. Ravissement. Elle connaît ce trou de verdure,
elle sait comment chante la rivière, qui sont ces herbes
éclaboussées de lumière. Elle aime les haillons d'argent car elle
a lu Cendrillon, Peau d’Âne, la Belle et la Bête et elle sait que
l'habit ne fait pas le moine, les haillons la gueuse. Elle entre dans
le texte comme on glisse dans le torrent. Un petit frisson l'avertit
qu'elle n'est pas le long de l'Ourse en train de ramasser des
cailloux en cherchant les morilles au pied des frênes. Elle
n'oubliera jamais cette poésie.
Les larmes qui jaillissent encore à
cette évocation. Émotion. Gratitude. Voilà ce que je ressens : de
la gratitude pour ce prof qui nous offrit Rimbaud comme un joyau.
Rimbaud,
Verlaine, Brassens, Brel et tous les autres. Des hommes bien sûr.
Pas facile d'être à la popote et au piano. Elle voit les vieilles
du village trimer, coudre, broder, repasser, jardiner, cuisiner,
papoter au bureau de poste. Jamais se promener en montagne : « Oh,
tu sais, la montagne, je la connais. Je l'ai parcourue dans tous les
sens avec les bêtes. Il n'y avait pas de voitures. On allait à pied
à l'école. Pas d'eau courante non plus. »
Elle
ne les voyait pas se plaindre ni lire. Hormis sa grand-mère qui se
débarrassait des corvées. Alors elle se dit que « fille » ce
n'est pas de tout repos. Elle va cartonner comme un garçon,
apprendre, apprendre, écouter, comprendre. Le tout dans une langue
chantante, riche, rebelle, choyée, respectée, vénérée, servie
par des enseignants incomparables. Ça rentre tout seul,
naturellement, comme coule la rivière dans un trou de verdure. Elle
pense que c'est ainsi pour tout le monde.
Elle relève la tête dans
un hoquet. Elle est seule à pleurer. Ils n'ont pas senti, au delà
de la mousse,l'odeur métallique du sang, bien avant la chute.
Gratitude encore pour ce Grand-Père qui lui a montré tant de trous
de verdure, d'arbres, de fleurs, de sentiers. Qui les a nommés pour
elle. Qui lui a raconté l'Aconit et la Digitale comme on parle de
deux belles Dames respectables et redoutables, deux Gardiennes, deux
Déesses qu'on ne touche sous aucun prétexte. Et au passage comment
préparer un appât empoisonné. Sans y toucher. Une anecdote
édifiante, l'histoire d'un avare aigri qui ne voulait pas qu'on
mangeât les pêches qui s'offraient au passant assoiffé.
«
Mais, ce qui est en dehors du verger est au passant !
-
Oui, mais lui voulait toutes ses pêches. Il en a empoisonné une ou
deux.
-
Ça a marché ?
-
Je ne sais pas. Tu sais, c'est une histoire qu'on raconte pour que
les enfants ne mangent pas n'importe quoi, pour qu'ils sachent que le
Mal existe.
-
Pourquoi on ne les coupe pas ?
-
Elles sont utiles. Elles étaient là avant nous. Le poison est une
manière de ne pas être dévoré par les vaches, les chèvres, les
moutons... »
La
leçon de l'Aconit : Rien n'est bon ni mauvais. C'est la dose qui
fait le poison. Tout est dosage. J'aime croire que les belles
empoisonneuses me furent confiées le même jour. Marquée par la
Digitale, je fus frustrée par le sombre bleu violet de l'Aconit.
Elles étaient là, toutes les deux, dans ce trou de verdure où
gisait le soldat inconnu percé de deux trous rouges au côté droit.
Tant pis pour vous si vous n'avez pas pris le temps de découvrir le
Dormeur du Val qui a les traits de mon grand-père maternel dont le
nom espagnol signifie quelque chose comme « Verte Vallée ».
Le
dormeur du Val, c'est ce grand-père inconnu, ce jeune soldat fauché
par une balle perdue si l'on en croit la légende familiale. Tant de
mystères entourent cet homme qui traversa les Pyrénées avec ses
parents. S'il ne s'était pas évanoui dans la nature, je ne serais
pas là en train d'écrire. Mon arbre généalogique aurait fière
allure avec tous ces Ibères et ça et là quelques Maures. Reprenons
à la case départ.
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