1-11 VIVRE






2015 enfin terminée. Reprendre les travaux et ouvrages inachevés. Boucler la boucle. Trouver la case départ, la case arrivée et broder. La vie n'est pas un jeu de l'oie. La vie est une aventure. La vie est précieuse. La vie c'est le temps qui prend forme, se transforme, nous transforme. La vie est une expérience unique à tenter avec ce que l'on a sous la main.









L'inné, l'acquis, les gènes, la gêne, la chance, le sourire, la foi, les foies. La vie est une œuvre d'art. La vie c'est ce qu'on fait avec tous ces matériaux posés sur la table, un pouce opposable, l'imaginaire, le rêve. La vie n'est pas une succession de bonheurs simples grappillés, attendus, ratés, quémandés, dus, volés, reçus. La vie est une aptitude, une intention perceptible dans chacun de nos gestes. La vie est une énergie dont nous sommes garants tout le temps que nous saurons en prendre soin. Elle ne nous est pas donnée par des géniteurs. Elle est partout, même dans les pierres que l'on voulait sans vie parce que c'est plus facile pour trancher dans la Terre.








J'ai vu ça sur Internet il y a peu. Un gros titre, une image, une lettrine, un chapeau et très vite une phrase qui commence par « Les scientifiques de l'Université Machin dans la ville de Bidule... »
Ah ! Si les scientifiques l'ont dit, c'est que ça doit être vrai. En tout cas pour l'instant. Jusqu'à ce que d'autres scientifiques avec des microscopes plus puissants démontrent que les plantes sont sensibles, les champignons autre chose que des plantes.








Au passage, toute la classification est bouleversée. Les Rosacées restent les Rosacées mais les Crucifères deviennent les Brassicacées, des fois qu'on se souviendrait dans les chaumières que le chou est excellent pour la santé, tous ceux qui connaissent l'histoire du scorbut vous le diront. CHOUCROUTE/SCORBUT/BATEAU. Je suis sûre que ça marche pour trouver tout un tas de choses très intéressantes. Soyez un peu curieux, allez-y, laissez vous emporter sur les traces de Colomb et Jacques Cartier. A condition d'avoir Internet.










Tout le monde n'a pas Internet. Pour l'instant, je n'ai plus Internet. J'ai viré mon opérateur. Oui, je sais, ils sont tous aussi gredins les uns que les autres. Mais ça fait du bien et j'aurai ce que je veux : un abonnement sans télévision. Téléphonie fixe et Internet. Bouygues a tout essayé pour me fourguer sa dope, malgré des demandes précises et réitérées. J'expliquais patiemment à un interlocuteur coincé derrière un téléphone que je ne voulais ni portable, ni Wifi et surtout pas de TV parce que ça rend con et j'ai reçu un décodeur deux jours plus tard. Si la télé rendait intelligent, elle aurait disparu depuis longtemps.









Or elle est partout : à l'hôpital où le voisin d'infortune ne peut pas s'en passer, à l'hôtel, au restaurant et même parfois allumée chez les potes. C'est le pire. La télé m'hypnotise. Je ne peux pas détacher mes yeux de l'image, horrifiée par les sons, les lumières, les voix, les maquillages grotesques mais je reste là comme une grive prise au piège de la glu. C'est comme si je voyais les images une par une et les trous entre les images. Et les applaudissements, et les rires. Juste envie de tirer la chasse. Oui je sais. Il y a des émissions sur Arte.








Et bien quand quelque chose de bien se passe à la TV, je fais confiance à mes amis et relations pour me le signaler. La télé m'empêche de faire de beaux rêves et agite mon sommeil. L'ordinateur est pire parce que j'ai l'impression de maîtriser, d'avoir le choix. L'ordinateur, connecté ou pas, c'est comme une présence exigeante, dominatrice, séductrice, enjôleuse, captivante. « Essaie, essaie encore, tu vas y arriver ! » C'est un outil trop complexe, trop rapide pour nos cerveaux programmés pour le pouce opposable. C'est un support qui n'a pas trouvé ses poètes. Cela aussi viendra. Patience.










Tout ce que nous ne savons plus être à l'ordinateur : patients. Nous sautons du coq à l'âne, commençons une phrase, feignons ne pas remarquer qu'un mail est arrivé, qu'un commentaire alimente le fil de la discussion sur les Brassicacées, anciennes Crucifères. Nous zappons, décrochons, oublions pourquoi nous l'avons allumé, répondant aux mails en vitesse, imprimons à la hâte pour plus tard une liasse qui échoue dans la poubelle faute d'avoir sélectionné la zone à imprimer...








Je pourrais établir la liste de toutes les erreurs imaginables car je n'en ai omis aucune. Pareil pour la couture. Ça a l'air tellement facile ! Il suffit de suivre la procédure. Oups ! Endroit contre endroit, te voilà avec deux côtés droits. Ça n'arrive qu'une fois en couture. Surtout si on paye le tissu. Je me rappelle d'une splendide cotonnade dans laquelle j'avais imaginé une combinaison d'été... A l'ordinateur, c'est différent. On se trompe, on incrimine la machine, on clique au hasard et tout à coup ça fonctionne. Ou pas...










Mais on prend rarement le temps d'analyser son erreur, de pointer quand l'attention s'est relâchée. On corrige sans rature et ne retrouve jamais la trace du cheminement qui a ciselé les vers inoubliables à l'oreille : "Graine de pomme dans ma main/ Goutte brune, tendre pépin" ou "Alors cerné de près par les enterrements/ J'ai cru bon remettre à jour mon testament/ De me payer un codicille". J'ai vu le manuscrit de cette chanson au musée Georges Brassens de Sète. Des heures de travail. "Tremper sa plume dans l'encre bleue du Golfe du Lion. Une phrase à aimer la mer et la géographie. Ou encore "C'est un trou de verdure où chante une rivière/ Accrochant follement aux herbes des haillons d'argent". Je vous laisse découvrir la suite. Faites une pause. Cherchez-la, imprimez-la, asseyez- vous, fermez les yeux.









Lisez…








Maintenant, imaginez une gamine de 12 ans qui arrive en retard au cours de français parce qu'elle s'est encore paumée dans les couloirs. Tous ses camarades sont assis, concentrés, recueillis. Silence. Elle commence sa lecture. Ravissement. Elle connaît ce trou de verdure, elle sait comment chante la rivière, qui sont ces herbes éclaboussées de lumière. Elle aime les haillons d'argent car elle a lu Cendrillon, Peau d’Âne, la Belle et la Bête et elle sait que l'habit ne fait pas le moine, les haillons la gueuse. Elle entre dans le texte comme on glisse dans le torrent. Un petit frisson l'avertit qu'elle n'est pas le long de l'Ourse en train de ramasser des cailloux en cherchant les morilles au pied des frênes. Elle n'oubliera jamais cette poésie.









Les larmes qui jaillissent encore à cette évocation. Émotion. Gratitude. Voilà ce que je ressens : de la gratitude pour ce prof qui nous offrit Rimbaud comme un joyau.
Rimbaud, Verlaine, Brassens, Brel et tous les autres. Des hommes bien sûr. Pas facile d'être à la popote et au piano. Elle voit les vieilles du village trimer, coudre, broder, repasser, jardiner, cuisiner, papoter au bureau de poste. Jamais se promener en montagne : « Oh, tu sais, la montagne, je la connais. Je l'ai parcourue dans tous les sens avec les bêtes. Il n'y avait pas de voitures. On allait à pied à l'école. Pas d'eau courante non plus. »








Elle ne les voyait pas se plaindre ni lire. Hormis sa grand-mère qui se débarrassait des corvées. Alors elle se dit que « fille » ce n'est pas de tout repos. Elle va cartonner comme un garçon, apprendre, apprendre, écouter, comprendre. Le tout dans une langue chantante, riche, rebelle, choyée, respectée, vénérée, servie par des enseignants incomparables. Ça rentre tout seul, naturellement, comme coule la rivière dans un trou de verdure. Elle pense que c'est ainsi pour tout le monde.









Elle relève la tête dans un hoquet. Elle est seule à pleurer. Ils n'ont pas senti, au delà de la mousse,l'odeur métallique du sang, bien avant la chute. Gratitude encore pour ce Grand-Père qui lui a montré tant de trous de verdure, d'arbres, de fleurs, de sentiers. Qui les a nommés pour elle. Qui lui a raconté l'Aconit et la Digitale comme on parle de deux belles Dames respectables et redoutables, deux Gardiennes, deux Déesses qu'on ne touche sous aucun prétexte. Et au passage comment préparer un appât empoisonné. Sans y toucher. Une anecdote édifiante, l'histoire d'un avare aigri qui ne voulait pas qu'on mangeât les pêches qui s'offraient au passant assoiffé.








« Mais, ce qui est en dehors du verger est au passant !
- Oui, mais lui voulait toutes ses pêches. Il en a empoisonné une ou deux.
- Ça a marché ?
- Je ne sais pas. Tu sais, c'est une histoire qu'on raconte pour que les enfants ne mangent pas n'importe quoi, pour qu'ils sachent que le Mal existe.
- Pourquoi on ne les coupe pas ?
- Elles sont utiles. Elles étaient là avant nous. Le poison est une manière de ne pas être dévoré par les vaches, les chèvres, les moutons... »









La leçon de l'Aconit : Rien n'est bon ni mauvais. C'est la dose qui fait le poison. Tout est dosage. J'aime croire que les belles empoisonneuses me furent confiées le même jour. Marquée par la Digitale, je fus frustrée par le sombre bleu violet de l'Aconit. Elles étaient là, toutes les deux, dans ce trou de verdure où gisait le soldat inconnu percé de deux trous rouges au côté droit. Tant pis pour vous si vous n'avez pas pris le temps de découvrir le Dormeur du Val qui a les traits de mon grand-père maternel dont le nom espagnol signifie quelque chose comme « Verte Vallée ».










Le dormeur du Val, c'est ce grand-père inconnu, ce jeune soldat fauché par une balle perdue si l'on en croit la légende familiale. Tant de mystères entourent cet homme qui traversa les Pyrénées avec ses parents. S'il ne s'était pas évanoui dans la nature, je ne serais pas là en train d'écrire. Mon arbre généalogique aurait fière allure avec tous ces Ibères et ça et là quelques Maures. Reprenons à la case départ.








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